1/Origine de la mola
Dans l’article
consacré à l’habit
traditionnel des femmes kunas, les molas en sont l’élément
essentiel. Précisons que dans la langue actuelle kuna "mola" signifie
vêtement ou plus restrictivement, la blouse (étymologiquement, le plumage de
l’oiseau). Depuis que le motif de décoration est cousu et proposé à la vente séparément,
il est appelé et connu dans le monde sous le nom de mola.
Les descriptions faites
depuis celle de Andagoya* en 1514 jusqu'à John Mackie en 1699, ont toujours
indiqué que les femmes kunas apportaient un soin particulier à leur
présentation et arboraient des peintures corporelles. Une illustration du 16ème
siècle nous montre un groupe de "cunas", les femmes portent une jupe
mi-longue de fibres végétales tissées, d'amples colliers qui cachent en partie
leur poitrine nue et un anneau dans le nez.
Pour réaliser leurs peintures
corporelles aux formes géométriques, les femmes kunas se servaient de teintures
extraites de certains végétaux. Principalement elles utilisaient :
l’achiote ou annatto (bixia orellane L.) plus ou
moins foncé par un bain de sciure de cocobolo (dalbergia refusa) pour obtenir du rouge brun à
l’orange
le rhizome du curcuma (curcuma longa L.) pour le
jaune
le jus de la baie jagua (genipa americana) pour le
noir bleuté **
On pense que ce serait
vers le milieu du 18ème siècle, peut-être sous l'influence des
Huguenots français (arrivés chez les kunas au nombre de deux cent quatre en
1700, et tous exterminés en 1757, deux seulement s’échapperont)*** que seraient
apparues des peintures sur les blouses portées désormais par les Kunas. On ne
sait pas précisément si ce sont des religieux catholiques de la colonisation
espagnole ou des protestants qui les ont obligé à se vêtir.
L'apparition des
molas cousues suivant la technique utilisée de nos jours, dite de
"l'appliqué inversé", date de l'époque Victorienne, ce qui correspond
à la période durant laquelle les Kunas s'implantaient sur les îles. Les motifs
choisis étaient alors principalement géométriques ou inspirés directement de la
nature et de la vie quotidienne.
Les Nord
Américains (merki),
arrivés pour construire le Canal de Panamá en 1904, venaient aux San Blas pour
récupérer du sable et exploiter des bananeraies. C'est à partir de ce moment
que les motifs des molas ont commencé à présenter des sujets d'acculturation.
Le phénomène s'est évidemment amplifié avec le développement du tourisme,
l'arrivée d'images de presse et plus récemment de la télévision.
Au fil du temps, les tissus
employés et les dimensions des molas ont évolué. Au début les motifs étaient
toujours simples et réalisés dans des cotonnades un peu épaisses, les blouses
portées sur la jupe tombaient jusqu'à mi-cuisse. De nos jours, nous l'avons vu,
la blouse est rentrée dans la jupe, une mola mesure en moyenne 45 cm de large
sur 35 cm de haut. Les Kunas ont longtemps employé la percale importée
d'Angleterre mais actuellement elles utilisent le coton mercerisé ou la
popeline qui proviennent de Colombie ou d'Asie.
Notes:
*Pascual de Andagoya. : (1495-1548),
originaire de la province basque Álava (versant espagnol) co-fondateur de la
ville de Panamá en 1519, découvrit l’existence de l’Empire Inca situé dans un
territoire nommé Píru
mais échoua dans sa colonisation. Il vécut longtemps par la suite sur le
territoire actuel du Panamá
** les femmes kunas utilisent
encore cette teinture pour réaliser leur trait nasal. Les hommes et femmes
emberás et wounaans s’en servent pour leurs tatouages. A noter que ce produit
se trouve maintenant dans le commerce pour les tatouages temporaires des femmes
occidentales.
***Loin de moi l’intention de
ranimer un litige pouvant déclencher une nouvelle Guerre de Cent Ans, mais les
historiens semblent privilégier des manigances de la part des anglais comme
origine de ce massacre…
2/ La technique
Le principe de
"l'appliqué inversé" consiste à superposer de deux à cinq couches de
tissus de couleurs différentes, à les surfiler pour les tenir en place puis à y
découper le contour des motifs. Les découpes aussitôt ourlées finement
deviennent des traits prenant la couleur inférieure choisie et composent peu à
peu le tableau. Seule la dernière couche ne sera pas découpée, elle sert de
couleur de fond et de support pour les ourlets minuscules de chaque découpe.
Depuis que les molas
sont cousues pour être vendues sans la blouse les motifs se sont
considérablement diversifiés et colorés. Par contre le nombre de tissus
employés a diminué, il devient très rare de trouver des "cinq
couches" et les "quatre couches" semblent vouloir les rejoindre
aux oubliettes, rentabilité oblige...
Encore de nos jours,
les couleurs de base les plus fréquentes sont le rouge brun, l'orange et le
noir.
La fabrication d'une
belle mola demande de trois à cinq semaines de travail, parfois plus pour des
pièces exceptionnelles de créativité et de qualité.
La demande de plus en plus
importante fait que certaines Kunas abandonnent maintenant ce procédé
traditionnel pour coudre ce que j’appelle des "tourist-molas". Ce
sont en fait de simples appliqués (patchworks). Il s'agit de panneaux
généralement de deux couches sur lesquels sont rapportés et cousus divers
motifs de couleurs vives. Ce type de "mola" se réalise en peu de
jours et se vendent, à ce qui ne font pas la différence comme d’authentiques
molas et quasiment au même prix. Productivité quand tu nous tiens…
Par contre quelques kunas
utilisent ce procédé pour réaliser de grandes tapisseries. Utilisant leur sens
de la composition, de l’harmonie des couleurs et de l’observation des animaux
elles réalisent de très beaux panneaux décoratifs muraux.
Caractéristiques d'une belle mola
Tout d'abord il faut remarquer que c'est
l'aspect général de la mola qui va permettre de l'apprécier, le facteur goût
personnel va donc prédominer, à commencer par le choix de son motif principal.
Mais quelques critères aident à choisir une mola méritant le label
"traditionnelle"
Oiseaux de nuits, par Venancio Restrepo
Le motif principal doit être
immédiatement identifiable et ne pas être brouillé par les motifs annexes ou
par les couleurs avoisinantes. La mola qui, comme une peinture d'artiste, sera
examinée avec un peu de recul, doit dégager un équilibre des motifs, et des
couleurs ainsi qu’une harmonie générale.
Les motifs traditionnels restent les
formes géométriques, les sujets inspirés de la nature, animaux et fleurs ou des
objets de la vie courante. L'artiste saura toujours y mettre sa touche
personnelle. Il y a aussi des sujets d'acculturation, souvent amusants et
intéressants s'ils sont traités dans la tradition de l'exécution.
Présentées par paire ou sur une blouse,
les deux molas doivent traiter du même sujet, avoir une grande ressemblance
mais toutefois se différencier par de petits détails de motifs et de couleurs,
tout en restant en harmonie.
Caractéristiques d’une bonne technique:
- les points de couture doivent être quasiment
invisibles: d'une part les fils seront exactement de la même couleur que les
tissus, et d'autre part les points seront très fins et resserrés.
- les courbes des motifs doivent être très régulières
et non pas une suite de petites droites.
- tous les sillons de couleurs qui dessinent le motif,
c'est à dire les découpes une fois ourlées, doivent être étroits et très
réguliers en largeur (1,5 à 2 mm maxi).
- toute la surface de la mola doit être utilisée, mais
les motifs annexes, rayures, triangles, ronds etc. et les broderies
additionnelles doivent mettre en valeur le sujet principal et non pas
l'étouffer.
- posée à plat la mola ne doit pas présenter de
reliefs inégaux et doit bien sûr être réalisée avec des tissus de bonne
qualité.
Avant l'arrivée des touristes les femmes
Kunas cousaient leurs molas par coquetterie, pour orner leur blouse, cela reste
vrai pour la quasi-totalité d'entre elles, même celles qui cousent maintenant
des "tourist-molas". Longtemps avant chaque fête de la puberté*
annoncée les femmes d'un village se mettent à préparer une nouvelle tenue, et
cousent à cet effet de belles molas. Après la fête elles porteront encore la
blouse de temps en temps, mais un jour voudront peut-être s'en défaire, c'est
une bonne opportunité pour acheter des molas qui ont un vécu…
Une mamie avec deux éventails utilisés en cuisine, remarquer l'anneau
nasal et la pipe...
Toutes les femmes Kunas consacrent
plusieurs heures chaque jour à coudre des molas, soit pour leurs blouses soit
pour les proposer à la vente. Les jeunes filles commencent à apprendre la
technique dès l'âge de 6 ou 7 ans, et il n'est pas rare de voir des grand'mères
de 80 ans coudre encore, et souvent sans lunettes…
Dans chaque village quelques femmes spécialistes, et
quelques hommes raffinés, créent des motifs de molas, interprétant des sujets
traditionnels ou innovant avec des sujets stylisés au design moderne, ce sont
de véritables artistes. Ces projets seront réalisés ensuite par les femmes de
leur entourage et pour certains par eux-mêmes.
Mola des 3 kamis (pagaies), motif traditionnel.
En 1972, le capt. Kit S. Kapp (venu à
plusieurs reprises pour cartographier les San Blas) publie un livre très
intéressant (Mola Art) dans lequel figure une étude des différents
sujets traités sur des milliers de molas examinées.
Les principaux chiffres indiquaient:
Traditions:24,6%, faune:22,1%, oiseaux:19,8%,
acculturation:13,1%, géométrique:12,3%, flore:5,7%, abstrait:2,4%.
De nos jours une pareille étude serait bien
moins intéressante à faire car les molas cousues actuellement le sont en grande
partie pour répondre à la demande du marché. Les dessins géométriques, les
poissons et les oiseaux, ainsi que les sujets d'acculturation dépassent en
nombre les sujets traitant de la tradition kuna.
Et il y a de plus en plus de
"tourist-molas", dont certaines peuvent être très belles, beaucoup
plus grandes et réalisées avec une technique irréprochable, la grande majorité
représentant des oiseaux très colorés.
Deux scènes de « Inna Suit », la fête des Quatre Jours*,
représentées ici sur ces deux
molas récupérées sur une vieille blouse.
*- La seule fête communautaire chez les Kunas est
celle qui a lieu lorsqu'une jeune fille du village devient pubère. J'évoquerai
ces importantes cérémonies lors de futures parutions sur les Kunas.
Par Michel Lecumberry - Publié dans : San Blas et les
Kunas de Kuna Yala